Déssillement
Quand la frontière entre fiction et réalité s'estompe, une soirée cinéma ordinaire bascule dans l'inexplicable.
The End.
Ces deux mots vinrent clôturer le film. Médiocre, comme prévu. Je n’ai jamais aimé James Bond, ni aucun film d’espionnage d’ailleurs : la « virilité » de ces agents secrets frôle le machisme à un tel point que c’en devient ridicule ou révoltant, selon la façon dont on prend les choses.
Et puis il y a le reste : cette violence toujours plus exacerbée, ces coups de feu, ces mensonges inhérents à leur soi-disant profession de gentlemen, leurs motivations malsaines… Tout cela me dégoûte.
Mais bon, je voulais faire plaisir à Yossi, mon mari. Après tout, il m’accompagne bien au théâtre, lui qui a horreur de ça. Il est doux comme un agneau, et à vrai dire je ne comprends pas sa passion pour James Bond — lui si calme, si réservé, si authentique. Cherche-t-il peut-être un peu d’adrénaline ?
À la sortie, Yossi me tint la porte. Il s’effaça même pour laisser passer une vieille dame qui avait les mains prises avec une pomme. Voilà ce qu’est un vrai gentleman.
Je marchais vers la sortie, la tête encore tournée vers Yossi, quand la réalité me rattrapa dans un fracas maladroit. J’avais bousculé la dame devant moi, qui s’était arrêtée net en haut de l’escalator. La pomme roula sur le sol, échappée du choc. La dame l’ignora complètement, le regard fixé droit devant elle, bouche bée.
Un frisson me parcourut l’échine. Au lieu de l’habituelle dispersion des spectateurs, le monde s’était figé. Une vingtaine de statues silencieuses.
Une voix mal assurée brisa le silence :
— Ça sent mauvais.
Yossi m’avait rejointe et grimaçait en regardant vers le bas de l’escalator. Trois hommes masqués, armés de fusils d’assaut, tenaient les spectateurs en joue. L’un d’eux — le chef, à en juger par sa tenue — tentait de communiquer avec le public. Il hurla une phrase en arabe, mais personne ne semblait comprendre.
Le public se renfermait dans un silence mêlé de peur et d’incompréhension. Ni Yossi ni moi n’allions arranger la situation : nous ne parlons qu’hébreu et anglais. L’homme paraissait particulièrement agacé. La tension grimpa d’un cran quand il ôta le cran de sécurité de sa Kalachnikov dans un beuglement rauque.
Soudain, Yossi écarta l’homme devant lui, s’assit de côté sur la rampe de l’escalator et descendit en glissant, captant l’attention de tous. En d’autres circonstances, j’aurais peut-être trouvé cela amusant, voire un peu sexy. Mais pas dans une telle situation.
— Yossi ! Qu’est-ce que tu fais ?
Il s’avança vers le chef et engagea la conversation. Trop loin pour que je puisse l’entendre, je ne distinguais sur les lèvres du chef que je ne connaissais pas. Mais que faisait Yossi ? Le film lui était-il monté à la tête ?
La tension sembla s’apaiser légèrement, mais ce calme relatif fut brisé par les pleurs d’un bébé. Yossi haussa la voix. Le chef cria à son tour, et ses acolytes braquèrent leurs fusils vers le public. Yossi recula d’un pas tandis que le chef avançait vers lui.
Yossi, je ne comprends rien…
Le chef pointa son arme vers mon mari, qui leva les mains.
— YOSSI !
Le cri m’avait échappé, chargé de terreur.
Tous les regards se tournèrent vers moi. Sauf celui de Yossi. Il profita de cette diversion pour s’accroupir et bondir vers le chef. Je ne l’avais jamais vu ainsi. Le chef s’en aperçut. Trop tard.
C’était Yossi, le prédateur. Le terroriste n’était plus que la proie.
D’un mouvement fluide et précis, il lui saisit le cou et le fit chuter, récupérant au passage le fusil qu’il pointa aussitôt vers la tête de l’homme à terre.
Je ne savais même pas que Yossi savait se battre.
— Grace, aide-moi ! cria-t-il.
Une femme surgit de la foule et assomma l’un des acolytes d’un coup sec, lui arrachant son pistolet. Le dernier terroriste hurla. Yossi tira. À la cheville.
Les trois hommes gisaient au sol.
Yossi plongea son regard dans le mien et sortit un téléphone.
— L’Institut, ici Yossi. Nous avons besoin d’aide. Cinéma du centre de Tel-Aviv.
Yossi ? L’homme que je contemplais m’était devenu étranger. En moins de trois minutes, celui que je connaissais s’était métamorphosé.
— Viens dans mes bras.
Il s’approcha. Je reculai instinctivement.
— Qui es-tu ?
Je détournai la tête, mais il m’enlaça. Tout devint noir.
— Ça va ?
Yossi me secoua doucement. Je reprenais conscience peu à peu.
J’étais dans ses bras, au cinéma. Le film était terminé, les lumières rallumées. Le générique défilait lentement.
— Je sais que tu n’aimes pas ce genre de film, mais tu n’es pas obligée de t’endormir ! Regarde, tout le monde est parti…
Désorientée, je me laissai aider à me lever.
— Allez, debout ! Et change-moi cette mine ! La scène de la prise d’otages était quand même très intense, tu ne trouves pas ? J’en ai eu des frissons…
Mon mari, toujours aussi froussard. Avais-je projeté le film sur lui pendant mon sommeil ? Était-ce un signe de mon inconscient, révélant une soif de virilité malgré mes dénégations ?
Nous quittâmes la salle. Je tremblais visiblement, troublée par ce rêve si vivace.
— Tu as l’air toute retournée ! Ça ne va pas ? Ne prends pas les escaliers, prenons plutôt l’escalator. Tu sembles vraiment secouée par ta petite sieste.
Je fixai le sol.
Sur le tapis rouge, une pomme.