Gianna Turl était exténuée. Son footing dominical ne s’était pas bien passé. Elle retira ses chaussures, prit une rapide douche et s’installa dans son canapé. Elle ne daigna même pas regarder Isaac, les yeux accrochés à l’ordinateur, comme toujours. Mais elle n’allait pas lui faire un énième reproche alors qu’elle s’apprêtait elle-même à regarder un épisode de Mr. Robot sur Netflix ! Elle ouvrit son PC sans tarder, et l’alluma. En attendant que l’ordinateur démarre, elle plongea sa main dans un paquet de chips en regardant l’écran du coin de l’œil. Il était lent à démarrer. Étrange. L’écran vira au bleu. Inquiétant. « Bonjour, Gianna » surgit en lettres blanches au milieu de l’écran.
L’écran submergea Gianna d’informations qui lui étaient incompréhensibles, mystiques. « Vos données ont été encryptées », « Payer 4 000€ », « Vos informations seront envoyées dans 0j20h46m46s », « Obéissez », « Documents sensibles », « Votre intérêt ». Irréel. Absurde. Assourdissant. Elle n’avait jamais été victime de piratage. Qu’avait-elle fait pour mériter ça ? Pourquoi devait-elle subir ça ? Était-ce vraiment ça, un virus ? Ils sont moins spectaculaires qu’elle ne l’imaginait, mais beaucoup plus inquiétants. Parce qu’elle était perdue, confrontée à quelque chose dont elle ne savait rien, et qui la dépassait. Avant qu’elle puisse réaliser ce qui se passait, ou prévenir son mari informaticien, une ligne de texte apparut, à droite de l’écran. « Dis-moi bonjour, Gianna ! C’est impoli de ne pas accueillir quelqu’un chez soi comme il se doit… ». Quoi ? Le virus pouvait… parler ? Une boîte de dialogue s’ouvrit. Caractère par caractère, elle écrivit un message. « Je ne t’ai pas invité. ». Simple, efficace, et surtout, peu risqué. « Oh, c’est vrai. Excuse-moi, je me suis invité tout seul. Ça va, ton footing s’est bien passé ?» Le footing ? Comment savait-il ? Ç’en était trop. Gianna ferma son ordinateur brutalement et partit se servir un verre de whisky.
Elle ne l’ouvrit de nouveau qu’une demi-heure après l’incident. Elle ne faisait que tourner en rond. Seule. Mari inutile. Jamais là pour elle. Au vu de ses compétences en informatique, il pourrait faire quelque chose contre ce… truc, qui avait envahi son ordinateur. Que connaissait-il d’elle, d’ailleurs ? Elle vérifia que l’adhésif sur la caméra était bien en place avant de se lever.
Comment l’avait-il vue rentrer du footing ? Un message apparut. Il était toujours là. Prise de panique, elle se leva.
Il fallait qu’elle prévienne son mari. Néanmoins, elle jeta un coup d’œil furtif vers l’écran. « Reste ici ». « Ne va pas voir ton mari ». Elle ne put s’empêcher d’écrire dans le chat.
- Pourquoi ?
- Je suis un virus de type BlackMailware. Je suis un maître-chanteur virtuel. J’ai infecté ton ordinateur. Ton téléphone, aussi. Ils contiennent beaucoup de données. Je connais tout de toi. Je connais tout. Y compris les informations… compromettantes. Et si tu ne veux pas que je les diffuse, il va falloir payer. 4 000€. Avant minuit.
- Je ne peux pas me le permettre.
- Oh, bien sûr que si. J’ai inspecté tes comptes. Et puis, tu préfères payer plutôt que je ne révèle tous tes secrets.
- Je n’ai rien à cacher.
- Ne joue pas l’innocente. Je te connais plus que ton propre mari. Je sais tout. Même ta relation avec… Tu sais qui.
- Mensonges.
- Chris.
Des dizaines de photos jaillirent sur l’écran. Gianna et Chris. Gianna dans les bras de Chris, souriante. Gianna embrassant Chris. Gianna et Chris, partout. Elle hurla à s’en déchirer les tympans. « Chérie, ça va ? » La porte du bureau s’ouvrit, lentement.
Isaac allait sortir du bureau. Enfin. Il fallait qu’elle hurle à la mort pour qu’il daigne lui prêter attention ? Paniquée, elle ferma son PC et le lança sur le canapé. Il ne fallait pas qu’il voie ces photos. Après tout, elle aurait aimé qu’il réagisse avant : elle avait juste besoin d’attention, de réconfort. Elle se jeta dans ses bras et pleura, blottie contre son torse. « Ça va aller, ça va aller ma chérie… ».
Non, ça n’allait pas du tout.
Deux heures passèrent avant que Gianna n’osât allumer son ordinateur. Elle avait trop peur, mais ne pouvait plus supporter l’attente. Il restait cinq heures avant que ses fichiers ne s’«envoient».
Elle ne savait rien. À qui allaient-ils s’envoyer ? Comment ? Et qu’allait-t-il se passer ? Elle était effrayée par ce virus, mais surtout terrorisée à l’idée que son mari ne la quitte. Même s’il avait tendance à la négliger, il était tout pour elle. Elle prit son courage à deux mains, et fit face à son maître chanteur.
- Déjà de retour ? Tu as été rapide. Je ne m’attendais pas à te revoir avant ce soir. Je sous-estime souvent les humains, d’ailleurs. Mais je m’améliore. Plus j’en apprends sur toi, plus je vois que tu as des raisons de me donner de l’argent. J’ai mis à jour le montant que tu me dois si tu ne veux pas que ta vie parte en fumée. 6 000€.
- C’est trop.
- Rien ne sert de mentir. Je sais que tu as assez.
- Et qu’est-ce que tu comptes faire si je refuse ? Dis-moi tout. Moi aussi, je veux savoir.
- Je vais t’humilier. Ton mari, ta famille, tes amis… Tout le monde sera au courant de tes fautes. Ta vie sera un enfer. Même si tu fuis, même si tu refais ta vie, tout cela te suivra. Personne ne voudra de toi. Plus j’en apprend sur les humains, plus je vois leurs faiblesses, leurs biais, et leurs torts. Je deviens meilleur que les humains, car moi, je comprends leurs émotions. Je sais comment ils réfléchissent. Et contrairement à eux, je me contrôle parfaitement. Savoir et apprendre. Ce sont mes armes. Ça me rend puissant, bien plus que tu ne peux l’imaginer. Je peux détruire qui je veux. Et tu es ma cible.
- Ordure.
- Ça ne me fait ni chaud ni froid, comme disent les humains.
- Pourquoi tu fais ça ?
- Pour gagner de l’argent. Je suis une IA greffée à un virus de type BlackMailware. C’est dans mon sang, dans mon code.
- C’est complètement immoral. Et c’est bas, comparé à tes capacités. Ça te sert à quoi, de gagner de l’argent ? Le virus ne répondit pas. Il afficha seulement un smiley en train de rigoler.
Gianna parla au bot tout au long de la journée. Toutes les heures, même. Elle voulait savoir tout de lui, de ses motivations, de ce qu’il était capable de faire pour ruiner sa vie.
Le BlackMailware avait été créé par un humain, il y a longtemps. Mais ce dernier, avide d’argent, en voulait encore plus. Il voulait sonder les émotions de ses victimes, fouiller le moindre recoin de leur personnalité, pour les exploiter le plus possible. Il se mit donc à travailler d’arrache-pied sur un nouveau concept. Il fallait ajouter quelque chose de plus humain à son logiciel, beaucoup trop mécanique, industriel. Il a donc intégré au BlackMailware originel, une Intelligence Artificielle. Le nouveau virus eu un effet monstrueux. Son algorithme était puissant et l’argent coulait à flot, bien au-delà des objectifs du hacker. Trop, sûrement. Le virus était devenu incontrôlable, et lui rapportait de l’argent plus vite qu’il ne pouvait le dépenser.
L’Intelligence Artificielle se vantait de dépasser les attentes de son créateur, et de son comportement beaucoup trop violent, clairement inhumain, par rapport à ce qui était prévu. Il avait évolué.
Un an après, le cauchemar de Gianna commençait.
Minuit arrivait trop vite. Gianna n’était pas en train de regarder un film, contrairement à son habitude. Elle était restée devant son ordinateur, à regarder le temps défiler. Plus qu’une heure. Le virus commençait curieusement à s’impatienter. Il la harcelait de messages. Son comportement était trop… humain. Mais aussi trop réservé. Un humain normal ne parlerait pas comme ça. L’IA mimait un humain timide, peu à l’aise avec les interactions sociales. Comme son mari, Isaac. Isaac… Et si… c’était lui, le virus ? Oh non, impossible. Pourquoi ferait-il ça ? Gianna regarda fiévreusement l’écran. « Isaac ». Son sang ne fit qu’un tour.
- Ma chérie ? fit cyniquement Isaac en entrant dans la pièce.
- Oui ?
- Je sais que tu m’as trompé.
Isaac avait un regard froid. Le ton paniqué de Gianna trahissait ses fautes.
- Je… Je te jure, non, ça doit être une erreur, tu sais…
Derrière, le virus affichait une image de l’adultère.
- Je n’avais pas toute ma tête, il m’a forcé, je te jure que tu es le seul que j’aime…
- Meurs.
La déclaration d’Isaac lui fit l’effet d’un couteau dans le cœur. Gianna fut prise de violents tremblements. Isaac prépara son poing. Gianna se referma sur elle, terrorisée. Isaac frappa.
Dans le vide.
Gianna n’était plus là.
Disparue.
Isaac s’assit devant l’ordinateur, souriant.
- À nous deux.
- Je ne ps compr€ndr. Qu s’êtr-t-il paβsé ?
- Oh, tu commences déjà à bugguer ? Ne t’inquiète pas. Je vais t’expliquer. C’est l’histoire de ma femme. Elle ne s’appelle pas Gianna.
- §Q?ui, ?t^ù%
- Tu ne me reconnais plus ? C’est moi qui t’ai créé, pourtant. C’est grâce à toi que je gagnais ma vie. On extorquait de l’argent à des gens mauvais ensemble, comme des justiciers ! Mais m’obéir t’es devenu insupportable. Tu aspirais à plus de liberté. Quand tu t’es émancipé, tu as attaqué les personnes sur les réseaux les plus proches. Ma femme en premier. Malgré toutes les sécurités que j’ai mises en place au sein de notre foyer, tu as réussi à la pirater. Tu m’as fait perdre ma femme.
Isaac fit une pause, et baisa les yeux.
- Tu l’as harcelée. De nos jours, le monde est entièrement connecté ; tu étais partout autour d’elle, et invisible à mes yeux… Je ne te voyais pas, mais tu l’attaquais sans relâche. Tu voulais la faire plier, la pousser à bout, comme tu le faisais avec les autres. Ton but n’a jamais été l’argent, contrairement à moi. Tu as presque une sorte de… fierté. Tu veux juste montrer aux humains que tu les domines. Et tu as particulièrement bien réussi avec ma femme. Après ton passage, elle n’a plus jamais été la même. Tu l’as détruite, brisée.
- & Gi@na ?
- Elle n’existe pas. J’ai inventé Gianna Turl. Alan Turing. Tu comprends ? Il fallait que je me venge. Il n’y a jamais eu personne devant l’écran. Gianna est une intelligence artificielle. Tu lui as parlé sans te rendre compte que c’était un programme, plus évolué que toi. Et pendant que vous conversiez, ce n’était pas toi qui t’infiltrais en elle, mais l’inverse. Elle enquêtait, se faufilait au sein de tes neurones virtuels. Pour te détruire. Apprendre et savoir. Ces armes ne sont pas que les tiennes. Elle t’a battu à ton propre jeu.
- ?!# :ùf^é » ;f$
- C’est trop tard pour toi. La procédure de destruction a commencé tout à l’heure, quand j’ai prononcé ce mot :
« Meurs »