Augmentée
Dans un monde transhumanisé, les humains résistants ne sont pas les bienvenus...
— C’est à ton tour dans 10 minutes, le temps que je prépare tout le matos.
Enfin ! Depuis le temps que je le voulais. Toutes mes amies en possèdent un depuis des mois. Mais mes parents s’y opposent catégoriquement. Ces paranoïaques vieux-jeu… « C’est définitif, ne l’oublie pas », « Ça peut être dangereux », « C’est sous ta peau, ma chérie, réfléchis bien ». Pfff. Mes parents n’ont rien de rock-and-roll. Et ils sont super stricts sur ce sujet. Ils ont même menacé de me chasser de la maison si je m’en tatouais un ! Mais ces menaces ne sont que du vent. Je vais le faire.
Le tatoueur s’avance vers moi d’une démarche assurée. J’appréhende un peu.
— À toi maintenant.
En me levant, l’adrénaline afflue dans mes veines. C’est la première fois que je désobéis aussi effrontément à mes parents.
— Sophie, seize ans, donc mineure. Tu sais qu’il me faut une pièce d’identité et l’autorisation de tes parents ou tuteurs légaux ?
— Oui, j’ai tout préparé.
Je lui tends ma carte d’identité et une autorisation prétendument signée par mes parents. Le tatoueur lève les yeux, perplexe. Il examine le document comme s’il s’agissait d’un artefact archéologique.
— Ta carte d’identité n’est pas dématérialisée ? Soit, je peux accepter le format physique, bien que ce soit inhabituel. Mais cette autorisation… Un pauvre papier signé à la main ?
J’acquiesce d’un hochement de tête. Il a visé juste. Évidemment, j’ai contrefait la signature. Mes parents n’auraient jamais consenti… Mais j’ai une excuse imparable. Je m’efforce de parler d’une voix ferme malgré mes tremblements.
— Mes parents sont des Intacts, comme moi.
Des Intacts. À ce mot, un sourire narquois effleure les lèvres du tatoueur. Il se moque, c’est évident. D’ailleurs, qui ne se moque pas de cette communauté ? De toutes les minorités qui peuplent notre monde, c’est sans doute la plus ridicule. Les Intacts rejettent toute amélioration corporelle que la technologie puisse offrir. Les implants qui décuplent notre vision, nos capacités physiques et intellectuelles, ou qui nous permettent de communiquer, sont devenus aussi indispensables que l’étaient les téléphones portables au début du XXIe siècle. Aujourd’hui, l’humanité entière est Augmentée.
Malheureusement, mes parents appartiennent à cette secte d’illuminés ; ils s’obstinent à demeurer des Primitifs, comme les gens normaux surnomment les Intacts. Et ils veulent m’imposer cette condition jusqu’à ma majorité ! Toutes mes amies — enfin, celles qui daignent encore me fréquenter — possèdent un Qíng. Cet implant de communication sous-cutané ressemble à un tatouage aux reflets cuivrés. Je suis venue pour m’en faire greffer un. Enfin, je pourrai converser avec mes amies quand bon me semble, où que je sois, instantanément, par la seule force de la pensée ! Fini l’isolement, la solitude. On se sent si seul quand tout le monde partage une conscience collective… Cet implant sera ma porte d’entrée dans leur univers, celui des Augmentés. Depuis le temps que j’en rêve ! Je sors de ma rêverie et soutiens le regard méfiant du tatoueur.
— Ils sont réfractaires aux nouvelles technologies. Ils procèdent encore manuellement pour tout. Regardez, leur signature est authentique !
Ma voix tremble malgré mes efforts. Je sais que mon histoire manque de crédibilité, mais j’espère qu’il acceptera. Il n’a aucune raison de refuser ; mon amie Cécile m’a recommandé ce tatoueur pour sa compréhension envers les jeunes comme moi, bridés par des parents tyranniques. En réalité, c’est surtout le seul praticien assez cupide pour accepter n’importe qui sans poser de questions.
— Donc aucune signature ADN. Les Intacts sont vraiment des incapables. Je vérifie tout cela rapidement.
Un tatoueur est nécessairement un Augmenté. À peine sa phrase achevée, il m’adresse un sourire. Il a effectué sa vérification en une fraction de seconde. Cette rapidité me trouble toujours, mais j’imagine que je m’y habituerai !
— C’est validé. Tes parents sont bien des Intacts. Maintenant, tu dois prononcer la formule d’initiation à notre monde.
La pression monte. L’atmosphère devient solennelle.
— Tu dois répéter après moi : « Je suis consciente de devenir une Augmentée, et du caractère irrévocable de cette décision ». La procédure, tu sais. Cela sera enregistré et analysé, pour prouver que je ne t’implante rien de force et que tu n’es pas folle.
Justement, j’ai l’impression de perdre la raison en m’engageant dans cette voie. Désobéir à mes parents, soit. Mais je veux procéder proprement, légalement. Je répète, la voix chevrotante d’émotion, les mots qu’il me dicte.
— Je suis consciente de devenir une Augmentée, et du caractère irrévocable de cette décision.
— Installe-toi, on commence.
Je m’allonge sur le siège et tends mon bras. Un Qíng ! Je vais enfin pouvoir communiquer avec le monde entier. En permanence, à volonté ! Plus besoin de taper sur un smartphone. Je ne possède pas encore mon Qíng, mais j’imagine déjà toutes les possibilités qui s’offriront à moi. Certaines rêvent de richesse ou de gloire ; moi, je rêve simplement de normalité, de me libérer de mes parents excentriques. Ils ne mesurent pas ma détresse. Les Intacts sont incompréhensibles : ils se compliquent l’existence par pure lâcheté. Ils redoutent l’inconnu. Être une « Cyborg », comme crachent ces Primitifs jaloux, c’est être dans la norme. C’est transcender le simple homo sapiens. C’est repousser mes limites physiologiques pour intégrer l’entité collective qu’est devenue l’Humanité — ou plutôt la TransHumanité. Cette perspective m’enivre d’espoir. Pourtant, l’appréhension demeure. Je pénètre dans un monde nouveau.
Le tatoueur incise ma peau. Absorbé par son travail, la vue de ma chair sanguinolente ne le dérange pas. Je suis prise de nausée lorsqu’il connecte le premier fragment métallique à l’un de mes nerfs. Son sourire, qui se veut rassurant, produit l’effet inverse. En réalité, il évoque celui d’un prédateur qui vient de repérer sa proie. Heureusement, l’anesthésie locale fait merveille. Je détourne le regard et patiente jusqu’à la fin de l’intervention.
— Voilà, c’est fini. Je vais claquer des doigts et tout s’activera. Tu risques de ressentir une faiblesse ou un léger choc électrique. Mais n’aie crainte, tout va bien se passer.
Il claque des doigts. Je sombre dans l’inconscience.
Que m’arrive-t-il ? Le monde vacille, incertain. Est-ce un rêve ? Est-ce ainsi que l’on se sent après la pose d’un implant ? Je dérive dans une aquarelle floue. Je me dresse, je marche peut-être. La douleur irradie davantage dans mon crâne que dans mon bras. Ma maison apparaît en arrière-plan. Tout se brouille, et mon tatouage flamboie d’un rouge écarlate. Je me laisse porter par cette vision brumeuse qui s’évanouit aussitôt.
— Hé ! Réveille-toi !
Me suis-je évanouie ? J’ai l’impression d’avoir rêvé pendant des heures. Le retour à la réalité s’avère plus difficile que prévu : je ne savais pas à quoi m’attendre en me lançant dans cette aventure. Je suis toujours chez le tatoueur. Le Qíng apparaît sur mon bras en filigrane, aussi magnifique qu’hypnotisant. Il évoque un tatouage au henné.
— Je t’ai implanté ton tatouage. Il te plaît ?
Fier de son œuvre, son sourire dévoile une dentition parfaitement refaite. Ses yeux demeurent rivés sur mon Qíng. Le tatouage présente une forme étrange, ce qui m’inspire un mélange d’excitation et de perplexité.
— Mes amies ont un motif différent. S’agit-il d’une nouvelle version ?
— Oh non, j’y ai simplement ajouté ma petite touche personnelle. Tu seras ravie, ma petite Augmentée. Toi, tu connais la souffrance d’être une Intacte. Il faut éradiquer cette souffrance. C’est pourquoi je t’ai fait ce cadeau.
Un sourire en coin déforme ses traits. Un pressentiment horrifiant m’envahit.
— Tu as rendu visite à tes parents cette nuit.
Comment cela, mes parents ? Je ne comprends rien. Je contacte instantanément l’une de mes amies. Ce qui me surprend, car je ne maîtrise pas encore l’utilisation de l’implant.
— Sophie ? Mon Dieu, qu’as-tu fait ?
— Cécile ? Je suis allée me faire implanter là où tu me l’avais conseillé ! Je suis comme toi maintenant !
— Non, Sophie… Non, vraiment non, putain. Que t’est-il arrivé ? As-tu conscience de ce que tu as fait ? C’est atroce…
— Quoi ? Je ne comprends pas. Cécile, qu’est-ce qui se passe ?
— Regarde!
Des images défilent dans mon esprit. Je me dresse, les yeux vitreux. Inexpressive. Un bidon entre les mains. De l’essence. Au cœur de la maison familiale. Qui s’embrase. Mes parents. Agonisants. Les flammes. Destruction. Désolation. Anéantissement. Plus les visions se succèdent, plus la fébrilité me gagne. Je vais craquer.
— Alors ? ricane le tatoueur. Ces pauvres Primitifs, tués par leur propre fille…
Ce tatoueur… Que m’a-t-il fait ? Pourquoi ai-je perdu le contrôle de moi-même ? Je tremble de tous mes membres. Je vais exploser.
— Tu ne veux plus qu’il y ait de Primitifs, n’est-ce pas ? Ces boulets individualistes… Ils ne sont que comme des cafards. Ce n’est pas une grosse perte. Oh, tu pleures ? Pourquoi donc ? Tu vas faire de ce monde, un monde meilleur ! Un monde d’Augmentés, faisant avancer l’Humanité ! Allez, Sophie, au travail. Obéis-moi.
Il claque des doigts. Je perds à nouveau conscience.